Un misthios sachant traquer...

Banoclès lâcha un rot tonitruant avant de rire aux éclats.

Huit longues lunes qu’il était resté aussi sobre qu’un prêtre, sa dernière mission se révélant plus compliquée que prévue et le conduisant jusqu’aux abords ensablés de Messara. Par la suite, il lui avait fallu pas moins de deux jours pour rallier Héraklion. Deux putain de jours entièrement passés sur la selle d’un foutu bourrin. Son royal postérieur en pleurait encore. Les grandes chevauchées, c’était définitivement pas son truc. Enfin, cette soirée valait bien toutes les peines du monde.

On avait réservé une large table au fond d’une de ces miteuses gargotes comme les entrailles malfamées de la capitale en comptait tant. Banoclès balaya la pièce de son regard embué par l’alcool et l’euphorie.
Ca braillait à tout va, ça tapait le cul de son verre contre la table avec force et ça lacérait le dos de ses voisins à grands coups d’accolades amicales. La lueur des flammes se reflétait contre l’acier de leur armes et éclatait dans la nuit tels les crocs phosphorescents d’un cerbère, tandis que le vin coulait au sol sous les borborygmes gras que leurs gorges enivrées déversaient sans retenue. On se moquait des dernières mésaventures vécues par l'un en se découpant une grosse tranche de pain et en la tartinant de fromage aux relents inquiétants. On trinquait aux faits d’armes de l’autre en se salopant le jabot et le chiton. Certains sortaient prendre l’air ou vomir un bon coup, puis on recommençait.

Banoclès rit en chœur avec ses autres frères Argonautes lorsqu’Héméra molesta ce pauvre Icélos d’une de ses répliques cinglantes dont elle gardait le secret.
« Gamoto*, je me demande ce qui coupe le plus entre ta langue et tes poignards ! Pour peu, notre brave Icélos en perdrait presque un deuxième orteil ! » Gloussa le colosse.  
Banoclès se leva alors et fit le tour de la tablée. Son énorme paluche tombait par intermittence sur l’épaule d’un comparse, graciait de façon aléatoire un crâne connu d’une petite taloche qui les faisaient tous rires bêtement, pour finalement se poser entre Icélos et Héméra. Il s'empara du pied d’Icélos, qui n’avait toujours pas retrouvé sa sandale, et fit mine de l’examiner. Banoclès fronça subitement les sourcils.
« Par tous les dieux, Icélos, tu pourrais aller te tremper dans la flotte une fois ou deux par an ! Tes panards sentent si fort qu’ils repousseraient même un cochon pesteux ! » Banoclès continua de soulever la jambe du gros misthios, jusqu’à ce que ce dernier finisse par tomber à la renverse sous les cris hilares de l’assemblée. Le colosse prit la place de sa victime et se retourna vers Héméra, tout sourire.
« Alors Meion*, ça faisait une paire que je t’avais pas revue dans le coin ! A croire que tu m’évitais… » Il balança son bras massif autour des épaules de la jeune femme. « J’ai entendu parler d’une mystérieuse série de meurtres qui aurait frappé Pehpka…  Pas moins de trois pointures de la noblesse locale retrouvées la carotide tranchée en deux. Tu n’aurais pas quelque chose à voir avec toutes ces histoires sordides ? » Il se frotta aux braises venues enflammer le regard d’Héméra, et sourit de plus belle. « Ah, j’imagine que non ! Les gens parlent d’une ombre qui serait aussi séduisante que mortelle. On parle là d’atouts que seule une femme fatale possède. Toi… Tu es ma Meion ! Je suis sûr que si on te pressait le nez, il en sortirait du lait ! »
« Y’a pas que le nez que je lui presserais bien ! » Beugla un des Argonautes.
« Que je ne vois pas une de tes sales pattes s’approcher d’elle ou je te cuis les boules, malaka* ! »
« Ta Meion est bien assez grande pour se défendre toute seule, Banoclès. T’es juste trop borné pour t’en rendre compte. » Déclara Spiméondre, l’ancien du groupe.
« Il est pas borné, mais con comme une chèvre ! » Renchérit un autre.
« Qui est-ce que tu traites de con, tête d’ail ? » Le colosse, qui s’était redressé un peu trop rapidement et vit les couleurs se mélanger l’espace d’un bref instant, menaça du doigt au hasard.
Les esprits continuèrent de s’échauffer, lorsqu’une flatulence immonde et grasse, qui dû tâcher le pantalon de son auteur, désamorça la situation. Les rires reprirent de plus belle avec joie et entrain.

Banoclès se rassit, puis posa sur Héméra un sourire attendri. « Tu m’as manqué, Meion. Dis-moi, qu’as-tu fait pendant tout ce temps ? »

Elle sait se faire discrète, Héméra, n’être qu’une ombre, qu’une silhouette dont on n’attend rien de plus que ce que ses lèvres menteuses proposent. Elle sait se glisser au sein des soirées mondaines jusque dans les bas fonds des quartiers malfamés, s’effacer, se dissimuler dans les ombres pour faire luire la lame de sa dague le moment venu. Mais pas ici. Pas en compagnie des Argonautes qui ne la connaissent que trop bien, ou presque. Et celui dont elle voudrait se faire oublier ne manque évidemment pas de l'interpeller de l’autre bout de la tablée. Elle lui répond d’un regard noir, lui intime silencieusement de garder ses commentaires pour lui, mais les poignards invisibles qu’elle lancent sur ce foutu visage qui n’accroche que trop bien son attention semblent rater leur cible.

Banoclès se lève et, Ô surprise, s’approche, graciant certains compagnons de sa poigne sur leurs épaules, de sa paume sur leurs crânes, créant l’hilarité au sein du groupe que la misthios ne suit pourtant pas. Elle ne le quitte pas des yeux, soutient ceux du colosse qui se pose à côté d’elle et semble la défier à une distance bien trop mince au goût de l’orpheline dont la mâchoire se resserre doucement. Icélos bascule, Banoclès prend sa place. Distance déjà plus correcte qu’il réduit à néant en venant se coller à elle, son bras massif sur ses épaules fluettes. Les dents grincent.

- On se demande pourquoi... Siffle-t-elle à elle seule. Bien sûr qu’elle l’évite. Pour sa santé mentale à elle, et pour sa survie à lui.

Un rictus se dessine finalement sur les lèvres de la misthios lorsqu’il fait référence aux récents contrats d’assassinat qu’elle a respectés sans aucune bavure. Il sait sa manière de procéder, ironise dessus sans surprise et sans tact, cherchant à la faire sortir de ses gonds comme il a l’air de tant aimer le faire. Au jeu de qui provoque mieux l’autre, elle n’est pas du genre à s’avoir aisément vaincue, mais des voix s’élèvent pour renchérir par-dessus les propos tenus par le mercenaire. Héméra lève les yeux au ciel au commentaire gras du barbu à deux mètres d’eux avant de les poser sur Banoclès qui ne se fait pas prier pour fixer ses limites. L’assassine ne dit rien, n’écoute pas plus celui qui prend sa défense en la jugeant parfaitement apte à se défendre. Ses billes noires demeurent posées sur le géant aux cheveux argentés qui s’emporte un peu trop facilement quand elle est la cible de menaces ou de railleries. Alors qu’un étrange sentiment lui étreint la poitrine en le voyant réagir aussi sûrement à chaque atteinte qui lui est faite, elle l’ignore pour ne recentrer son attention que sur son obsession de ne vouloir avoir besoin de personne. Pas même de lui. Surtout pas de lui. Il prendrait trop de plaisir à se rendre indispensable.

Le ton monte, le colosse se lève brusquement, faisant lever la tête à Héméra qui reste silencieuse. Elle devrait intervenir, apaiser les tensions ou remettre Banoclès à sa place. Pourtant, la curiosité de voir jusqu’où il irait la retient de prononcer le moindre mot. Jusqu’à ce qu’un son parfaitement reconnaissable ne suffise à calmer le jeu. Soupir de soulagement, Héméra porte son verre de terre cuite à ses lèvres, ses yeux glissant vers le colosse blanc qui s’est rassit à ses côtés.

- Je vois ça oui… T’as pu trouver quelques ombres séduisantes à défaut d’être mortelles pour combler ce manque ? J'espère que t'as pensé à moi quand même. Raille-t-elle doucement en reposant le récipient vide sur la table en levant des yeux faussement attristés vers son vis-à-vis. J’ai désespérément attendu ton retour, voyons. Tu sais bien que je prends aucun plaisir dans mon boulot quand t’es loin...

Banoclès rit de bon cœur face à la comédie que lui joua Héméra.
La jeune femme enfilait les rôles à la perfection, changeant de masque au gré de ses envies avec une aisance déconcertante. Nul doute qu’elle aurait fait une sacrée actrice de théâtre en d’autres circonstances. Mais on n’échappait jamais vraiment à son passé. Comme pour tant d’autres Argonautes, l’enfance d’Héméra plongeait ses racines dans les larmes et le sang. Une innocence saccagée qui ne laissait aujourd’hui place à rien d’autre qu’aux relents d’amertume et une envie dévastatrice de prendre sa revanche sur cette chienne de vie.

« Tu sais très bien que je pense tout le temps à toi. A Hélios aussi, et aux autres. » Avoua-t-il le plus honnêtement du monde.
« Pas forcément pendant que je… » Le colosse mima un acte érotique sous le regard circonspect d’Héméra. Ce n’était certainement pas la gêne qui risquait de l’étouffer. « Parce que sinon, j’arriverais pas à bander, tu vois ? »
Banoclès gloussa en se remémorant ses dernières conquêtes. « Des ombres séduisantes, c’est exactement ça ! Tu sais que l’une d’entre elles a essayé de m’assassiner en me lançant un poulet en pleine poire ? Comme si ce foutu volatile avait la puissance d’un aigle du caucase ! AHAHAH ! Par Zeus, les pécores de la cambrousse n’en finiront jamais de me surprendre ! »

Il finit son godet à l’aide d’une grosse goulée. Du vin coula le long de son épais cou de bœuf avant de venir imbiber son chiton.

«  Du plaisir… Du plaisir… » Qu’il répéta, l’air hébété. « Moi, j’adore ce que je fais. » Il planta son regard céruléen dans les prunelles ardentes d’Héméra. « Sentir les lanières de cuir de Syntrivon mordre le creux de ma paume, savoir que ma vie se joue au fil de l’acier que je brandis. Que cet acier a le pouvoir de vie et de mort. Un pouvoir bien trop grand pour les simples mortels que nous sommes… » Banoclès sembla ailleurs l’espace d’un court instant, avant de se ressaisir dans un froncement de sourcils. « Au final, je ne suis qu’un putain de boucher. Sauf que moi, la viande que je tranche on ne la mange pas. Elle se contente de pourrir. » Sa mâchoire serrée laissa échapper un ricanement lugubre. « De la bouffe pour asticots, voilà ce que je crée. » Son air se fit alors plus grave. « Dis-moi Héméra, est-ce que je suis un monstre ? Est-ce que tout ceci…» Il désigna les autres Argonautes d’un vague geste de la tête. « N’est qu’une vaste blague ? Parfois, je me demande si c’est ce qu’Argos aurait vraiment voulu pour nous… »
Banoclès continuait de dévisager avec insistance les traits de la jeune femme « Je te revois marcher dans ses pas et jeter sur lui ce regard si pétillant, chargé de… Tu semblais tant… On était tous… » Il se recula subitement, puis se frotta la yeux. « Gamoto*, je crois que j’ai un peu trop bu. » Il lâcha un rot qui puait l’alcool, annonciateur d’un vomi en formation.  
« Oh tavernier ! Ramène-nous donc quelques jarres de cette immonde piquette que tu nous sers depuis le début de la soirée ! J’ai grand soif !! »

La paire qu’ils forment tous les deux se remarque par le contraste de leurs silhouettes ainsi que par celui de leurs tempéraments, bien que ceux-ci dissimulent certaines similarités qui n’en rend leur relation que d’autant plus électrique. Le colosse blanc est grand, tout en muscle et manie sa lourde épée avec une dextérité dont son don d’esprit n’est pas le seul responsable. À le voir, on pourrait presque croire qu’il est capable de la soulever à mains nues sans le moindre effort, à en juger par son cou de bœuf, son torse massif et ses bras imposants. Celui qu’il a encore posé sur sa voisine semblerait presque pouvoir la briser en deux tant elle paraît frêle. Pas bien grande et effilée, la grâce avec laquelle Héméra maquille ses mouvements dissimule la rapidité et l’agilité acquises après des années d’entraînement. Elle se donne des airs d’ingénue, semblant craindre et admirer la force, le pouvoir ou bien l’influence de ses victimes comme de ses clients, bien que ces derniers connaissent la réputation de celle dont ils se paient les services.

Mais devant Banoclès, elle ne prends des airs innocents que pour mieux jouer avec lui. L’air déçu qu’elle a lorsqu’il lui confie penser à elle autant qu’aux autres, en revanche, a un fond de vérité qui lui fait se mordre la langue en guise de rappel à l’ordre. Pourquoi ce pincement au coeur lorsqu’il la met au même niveau que le reste de leur « famille » ? C’est pourtant bien ainsi que ça doit être et que ça doit rester, non ? Qu’attendre d’autre de cet empoté qui transpire la violence et la brutalité ? Et, surtout, pourquoi attendre quoi que ce soit de lui ?

Un sourire en coin, encore, lorsqu’il évoque ses ébats avec celles qui se font avoir à son jeu, de manière plutôt fidèle. D’un haussement de sourcil, Héméra s’amuse du spectacle qu’il lui offre. D’un murmure au creux de l’oreille, elle cherche à faire réagir cette tête de pioche.

- Tu penses peut-être pas à la bonne personne. Soûl comme il est, il ne réagira sûrement pas, ou bien répondra simplement à côté de la plaque comme il l’a déjà fait. Elle s’y attend, mais ne peut s’empêcher de vouloir tester ses limites de la même manière qu’elle teste celle de ses victimes. À la seule différence près que la tête de Banoclès demeurera parfaitement attachée à son cou de bœuf autour duquel elle a déjà maintes fois eu envie de serrer ses mains, pour se raviser ensuite. Elles sont bien trop petites. Peut être que la paysanne aurait eu plus de chance avec son poulet si elle ne l’avait pas manqué…

La misthios se redresse et accroche le regard qu’il plante sur elle. Soudain, il semble plus sérieux et cela ne manque pas d’atteindre la jeune femme dont le sourire disparaît. Elle glisse son regard un instant sur la garde de Syntrivon avant de le reporter sur Banoclès, perdu dans les réflexions qui lui partage comme s’il y avait déjà mûrement réfléchi, plus d’une fois. Ses mots atteignent Héméra plus qu’il ne doit s’en douter, la font doucement froncer les sourcils d’une inquiétude latente avant de la figer au nom d’Argos. Ses lèvres se pincent et ses yeux se détournent quelques secondes avant qu’il ne reprenne la parole pour ressasser les douloureux souvenirs d’une époque où leur ami était toujours en vie. Banoclès semble soudain frappé de lucidité, se recule brusquement et met ses paroles sur le compte de la boisson, ne manquant pas d’illustrer ses propos de manière appropriée. Mais sa voix résonne encore dans l’esprit de la jeune femme qui, lorsqu’il a fini de héler le tenancier, attire le visage du colosse dans sa direction en emprisonnant sa mâchoire entre ses mains.

- Tu n’es pas un monstre, Banoclès. Les monstres sont là, dehors, ce sont ceux que tu laisses pourrir et qui ne méritent pas notre pitié. Des visages lui reviennent, des regards et des rires autour d’elle à leur merci. Certains ont déjà vu la vie les quitter de sa main mais d’autres respirent encore le même air qu’elle, et ça la rend malade rien que d’y penser. Toi, tu les empêche de nuire plus longtemps. Son pouce râpe contre la barbe courte du mercenaire qu’elle fixe intensément. Ses mots proviennent du fond de ses convictions. Parce qu’elle n’accepte de tuer que ceux qu’elle juge vraiment fautifs, parce que c’est l’idéologie que le Culte lui a mise en tête depuis de longues années. En tuant les corrompus, ils assainissent Ellada. Et c’est exactement ce qu’Argos aurait voulu.

Il restait silencieux, la bouche muée en cul de poule sous la pression exercée par les doigts d’Héméra sur ses joues.
Les plaies de son âme semblaient cautériser à mesure que la jeune femme lui répondait. Du réconfort, voilà ce que le colosse était réellement venu chercher lorsqu’il avait confié ses doutes à son amie d’enfance.
Les deux regards se confrontèrent quelques secondes supplémentaires. Quelques minutes ? Quelques heures peut-être. Banoclès n’aurait su le dire. Gamoto*, cette foutue gamine était-elle porteuse du sang de la Gorgone pour parvenir à figer le temps de la sorte ?

Un cri de supplice le fit alors sursauter.
L’un des argonautes se tenait le bras dans un rictus déformé par la douleur, tandis qu’un autre présentait à l’assemblée ses biceps avec fierté. Les hommes, ronds comme des queues de pelle, avaient entamé une série de bras de fer.
« Avec le peu de force que t’as dans les pognes, tu perdrais rien à finir manchot ! » Cracha, l’air supérieur, le vainqueur.
« Malaka*, je veux une revanche ! » Grogna l’autre. Les esprits commençaient lentement, mais sûrement, à s’échauffer de plus belle. On ne pouvait laisser trop longtemps enfermées pareilles bêtes sauvages dans un si petit enclos, sous peine de finir par les voir tourner en rond et montrer les crocs.

Banoclès rapporta son attention sur Héméra. « J’ai entendu dire que Démophon s’était mis à organiser des courses de lévrier. Tu te souviens de Démophon ? Mais si, un gamin tout chétif, rouquin. Le petit frère d’Amphitrios, tu le remets ? Et bin paraîtrait qu’il s’est fait des couilles en or massif avec ses maudits clébards. Il aurait même depuis peu rejoint les rangs de la Guilde des Dessous de Galatis. » Un air entendu jeté en direction de son vis-à-vis. « Ca serait pas mal que nos gars se défoulent un bon coup, avant qu’ils ne finissent par saccager totalement ce foutu clapier à lapin… »
Héméra opina du chef dans un sourire carnassier et Banoclès s’étira de tout son long, ses grosses paluches venant caresser les poutres de soutènement dont se fardait le plafond de la pièce. « FERMEZ TOUS VOS SALES GUEULES ! ON BOUGE ! » Son rugissement de lion ne fit pas même sourciller un seul de ses compagnons.
« Pour aller où ? » Demanda Spiméondre.
« Les Quais de Galatis. »
« J’ai plus un drachme. »
« Te fous pas de nous Icélos, avec tout ce que t’économises sur les bains, tu dois largement avoir de quoi parier. »
« Moi, je ferais bien un petit jeu de dames. »
« Moi aussi, je jouerais bien avec des dames ! »
« Ca n’a rien à voir bougre de con ! »

Spiméondre profita de la zizanie ambiante pour se rapprocher discrètement des deux Argonautes toujours assis en bout de table : « Ces quais sont le territoire des Dessous de Galatis. »
« Je sais Spiméondre, je connais Héraklion. » Se contenta de lâcher Banoclès, l’œil torve.
« Il y a d’autres endroits où l’on pourrait dilapider tout notre argent. »
« C’est là-bas que je veux aller. »
« Banoclès, c’est une mauvaise idée. » Le colosse se retourna en direction d’Héméra, qui affichait un air suspicieux. « Je t’expliquerai. » Se contenta-t-il de lui balancer, certain qu’elle se rangerait à ses côtés le temps d’argumenter avec le vieil Argonaute.  
« Ces Quais sont très réputés dans le milieu. »
« Nous n’y sommes pas les bienvenus ! Plus depuis que… » Mais Banoclès ne le laissa pas finir sa phrase,  un doigt menaçant posé contre la poitrine du vieux misthios.
« Ces fils de putains ne sont personne pour nous dire où aller ou non. »
Spiméondre tenta d’aller chercher quelque soutien en jetant un regard désespéré à l’attention d’Héméra, mais celle-ci se contenta d’hausser les épaules, l’air indifférente à la situation. Dans un souffle plein de désespoir, le vieux misthios s’éloigna.

La petit groupe errait à travers les ruelles sombres et étroites du cercle inférieur de la capitale dans un brouhaha infernal. Ca braillait à tout va sous le cliquètement incessant de leur barda métallique. A leur tête, Banoclès et Héméra ouvraient la marche. Le colosse sentit les yeux inquisiteurs de son amie se poser sur lui sans même avoir eu besoin de la regarder. Elle ne le laisserait jamais tranquille sans plus d’explication à propos de sa précédente altercation avec Spiméondre.
« Je sais pas si t’es au courant, mais Zuko a disparu depuis plusieurs luisants. Des rumeurs circulent dans nos rangs comme quoi il se traînait une sacrée grosse dette au cul. Une ardoise très salée qu’il aurait contractée auprès des Dessous de Galatis. Certains pensent qu’il boufferait déjà les pissenlits par la racine. » Aux faibles lueurs des rares torches qu’ils croisaient, la mine de Banoclès semblait des plus lugubre. « J’aimerais tirer cette affaire au clair une bonne fois pour toute. Si j’apprends que ces mange-merde ont versé le Premier Sang… Par Arès je te promets qu’ils le regretteront amèrement. »  
 
On raconte qu’à la création des Quais se trouvaient deux personnes amoureuses du silence et du jeu de dames. Les compères auraient découvert par le plus grand des hasards l’existence de cette immense cavité naturelle que renfermait le cœur de la montagne. Assis sur une simple planche de bois, ils passaient ainsi des jours entiers à dériver sur le lac, le perdant finissant inexorablement poussé dans les eaux turquoises par le vainqueur. Ils auraient par la suite invité une personne pour jouer avec eux, puis une autre, jusqu’à finalement devenir la fantasque et gigantesque plateforme flottante qu’on appelait aujourd’hui « Quais de Galatis » .
Désormais, l’incroyable infrastructure possédait même des pistes pour les courses d’animaux en tout genre. De nombreuses paillasses avaient été dressées en guise de salle de jeu, où des hommes et des femmes aux corps affables vous accueillaient à grands coups de sourires enjôleurs. Bien vite, l’alcool, la drogue, la prostitution et l’argent y coulèrent à flot.
Si plusieurs accès annexes furent découverts et aménagés avec le temps, la caverne était restée uniquement accessible depuis la basse ville. Suivant de longs tunnels taillés à même le flanc de montagne, on débouchait alors sur des embarcadères régulés par les membres de la Guilde qui avaient la mainmise sur l’endroit : les Dessous de Galatis. Ces derniers étaient omniprésents, rôdant telles des ombres dans le dos de chacun de leurs clients, s’assurant qu’aucune incartade ne soit commise à l’égard de leur personnel et punissant sévèrement le premier voleur pris en flagrant délit.  

Banoclès offrit sa main à l’attention d’Héméra, désireux de l’aider à prendre place à bord de la coquille de noix supposée leur servir d’embarcation. Celle-ci cracha un vilain mollard dans le lac, avant de bondir tel un félin à ses côtés. Le colosse lâcha un rire puissant qui alla se répercuter les lointaines parois de la grotte. La traversée se fit dans un silence contemplatif. Les lumière vives des Quais de Galatis venaient se refléter contre la surface lisse et noire de l’eau dans une myriade d’éclats hypnotisants.
« Par quoi veux-tu commencer ? » Finit par lâcher Banoclès. « A quel jeu souhaites-tu que je te mette une branlée ? »